-
Activité
Nicolas a publié une mise à jour
Considérations critiques : avant de commencer
Ce que je vous dis ici, quelqu’un l’a déjà dit avant — et sans doute mieux que moi.
Mais je ne le dis pas ici pour assouvir le besoin narcissique de me trouver original. Je vous le dis parce que je crois que ça a besoin d’être entendu, par vous mes amis, ici et maintenant.
D’autant plus élevée la probabilité de vous servir du remâché si par chance je me trouve à me rapprocher de la vérité — car il existe peu de choses comme la faculté d’entendement, qui se partage plus vite que la vitesse de la lumière sans jamais rencontrer la moindre résistance dans tout l’univers.
+++
La pensée critique n’a pas d’autonomie. Elle ne surgit pas comme ça de la caboche de tel individu particulièrement intelligent, ou de tel autre spécialement doué pour la polémique. Elle s’inscrit en compréhension radicale¹ au travers du lent développement historique de la contradiction déchirante qui plonge les délicats rapports humains dans l’eau bouillante et tourbillonnante de leurs rapports de production — lesquels modèlent et remodèlent constamment leur existence.
Il ne peut y avoir de pensée critique sans conscience historique. Elle ne s’invente pas : on la puise dans l’histoire pour en poursuivre la course. Elle est le souffle brûlant d’une inextinguible volonté de vivre qui se transmet d’une génération à une autre — de celles qui ont eu le courage de se tenir debout jusqu’au bout à celles qui ont la volonté de vivre en se tenant debout jusqu’au bout.
+++
Pour vous donner sans autre formalité un exemple du caractère décisif de la conscience historique pour que la pensée puisse avoir quelque fondation, quelque prise sur la réalité, quelque effectivité, faisons immédiatement voler en éclat cette redondante illusion selon laquelle « les choses étaient mieux avant » et qu’elles seraient parties en couille parce que, à un certain moment donné, des gens mal intentionnés se seraient emparés du pouvoir.
Il suffit de considérer cette citation limpide de Bertrand de Mandeville, datant de pas plus tard que 1728, pour comprendre que c’est tout le système politique qui est pourri par essence, que l’horreur de l’exploitation, loin d’être le produit d’un malheureux accident de parcours, est bien plutôt la précondition de ce système, et qu’un tel système n’a finalement rien fait d’autre que poursuivre son développement selon les lois et la logique qui lui sont propres :
Là où la propriété est suffisamment protégée, il serait plus facile de vivre sans argent que sans pauvres, car qui ferait le travail ? . . . S’il ne faut donc pas affamer les travailleurs, il ne faut pas non plus leur donner tant qu’il vaille la peine de thésauriser. Si ça et là, en se serrant le ventre et à force d’une application extraordinaire, quelque individu de la classe infime s’élève au-dessus de sa condition, personne ne doit l’en empêcher. Au contraire, on ne saurait nier que mener une vie frugale soit la conduite la plus sage pour chaque particulier, pour chaque famille prise à part, mais ce n’en est pas moins l’intérêt de toutes les nations riches que la plus grande partie des pauvres ne reste jamais inactive et dépense néanmoins toujours sa recette . . . Ceux qui gagnent leur vie par un labeur quotidien n’ont d’autre aiguillon à se rendre serviables que leurs besoins, qu’il est prudent de soulager, mais que ce serait folie de vouloir guérir. La seule chose qui puisse rendre l’homme de peine laborieux, c’est un salaire modéré. Suivant son tempérament, un salaire trop bas le décourage et le désespère, un salaire trop élevé le rend insolent ou paresseux . . . Il résulte de ce qui précède que, dans une nation libre où l’esclavage est interdit, la richesse la plus sûre consiste dans la multitudes des pauvres laborieux. Outre qu’ils sont une source intarissable de recrutement pour la flotte et l’armée, sans eux il n’y aurait pas de jouissance possible et aucun pays ne saurait tirer profit de ses produits naturels. Pour que la société [qui évidemment se compose des non-travailleurs] soit heureuse et le peuple content même de son sort pénible, il faut que la grande majorité reste aussi ignorante que pauvre. Les connaissances développent et multiplient nos désirs et moins un homme désire, plus ses besoins sont faciles à satisfaire².
+++
C’est seulement après s’être débarrassé de ses innocentes illusions — notamment sur la portée fantasmée de l’organisation politique — que l’on peut envisager commencer à comprendre ce qui nous arrive. Et la bonne nouvelle, c’est que l’histoire nous apporte, au travers les soubresauts incendiaires de pensée critique qui surgissent organiquement en elle, un patrimoine inépuisable de compréhension radicale, déjà toute pesée, jaugée, éprouvée à la flamme vive du combat — et prête à l’emploi.
La tâche que je me donne ici n’est pas de vous présenter une perspective originale de mon propre cru, mais bien plutôt de vous inviter à puiser à même la réserve de mémoire historique qu’ont produit les développements qui nous ont menés où nous sommes pour en extraire ce qui pourra nous servir, sans délai, à nous qui refusons de vivre dans la résignation, le repli sur soi et/ou l’attente nécessairement déçue de solutions politiques qui ne pourront de toute façon jamais venir.
___
-
Ici, je prends la notion de radicalité au sens de l’étymologie du mot : qui va à la racine des choses (plutôt que de demeurer à la surface).
-
B. de Mandeville : The Fable of the Bees, 5e édition, Londres, 1728, Remarks, p. 212, 213, 328 [tel que cité, souligné et annoté par Karl Marx dans Le Capital, Livre I, à la « fameuse » Section VII, Chapitre XXV, Éd. Sociales, Paris, 1977, pp. 438 à 439. Marx cite encore l’auteur dans sa note bibliographique, p. 676 : ] « Une vie sobre, un travail incessant, tel est pour le pauvre le chemin du bonheur matériel [l’auteur entend par “bonheur matériel” la plus longue journée de travail possible et le minimum possible de subsistances], et c’est en même temps le chemin de la richesse pour l’Etat [l’Etat, c’est-à-dire les propriétaires fonciers, les capitalistes et leurs agents dignitaires gouvernementaux]. » (An Essay on trade and commerce, Londres, 1770, p. 54.)
https://biguenique.fiatlux.tk/pensee-critique-et-conscience-historique-832/
biguenique.fiatlux.tk
Pensée critique et conscience historique - Bigue Nique Online
Il ne peut y avoir de pensée critique sans conscience historique. Elle est le souffle brûlant d'une inextinguible volonté de vivre.
Stefan-
Je suis entièrement d’accord, à condition toutefois de regarder l’histoire correctement. Et je ne dis pas ça par prétention, mais bien par pure sagesse. Car, si on le remarque bien, l’humanité a gaspillé pratiquement tout son temps à étudier et à enseigner l’histoire à l’envers, ne s’intéressant en ce sens qu’aux réalisations technologiques des civilisations et qu’aux soi-disant “grands hommes”. Or ce qui compte, en réalité, c’est la vision que chaque période donne d’elle-même, de ce que les gens faisaient et ressentaient. L’histoire doit fournir une connaissance du contexte qui entoure la période que nous vivons. Elle ne peut se résumer à l’évolution des techniques. Elle est l’évolution de la pensée. En comprenant la réalité des gens qui nous ont précédés, nous comprenons notre vision actuelle du monde, et comment nous pouvons contribuer au progrès futur. Nous pouvons dès lors savoir, pour ainsi dire, quel rôle nous avons à jouer dans l’évolution des civilisations.
Il nous faut donc placer notre conscience dans une vaste perspective historique. Au terme des années quatre-vingt-dix, non seulement nous eûmes fini le 20-ième siècle, mais aussi un millénaire. Nous avions liquidé le second millénaire. Mais avant de pouvoir comprendre où nous en sommes, où nous allons, il nous faut tout d’abord comprendre ce qui s’est vraiment passé pendant ces mille ans.
Si donc nous voulons vraiment comprendre l’histoire, nous devons comprendre comment notre vision du quotidien s’est formée, comment elle a été façonnée par la réalité de nos prédécesseurs. Il a fallu mille ans pour fabriquer une vision moderne; aussi, pour savoir où nous en sommes aujourd’hui, il faut reculer de mille ans, et retraverser mentalement tout ce millénaire comme si nous avions vécu une vie tout entière de mille ans…
-
Merci @stefan pour ton attention et cette mise en garde on ne peut plus à propos. Si effectivement le présent est le produit du passé, qu’il contient en lui-même toute la complexité de ses propres déterminations, on ferait erreur de figer sa pensée sur une théorie particulière, qui expliquera peut-être de façon très adéquate certains phénomènes observables mais en négligera nécessairement d’autres. On n’aura guère avancé si on troque ses vieilles illusions pour de nouvelles. Il faut donc nécessairement entendre ici les termes « conscience » et « compréhension » non pas comme des acquis, des positions statiques qui nous permettraient de détenir la vérité (ce qui serait effectivement prétentieux), mais plutôt comme des processus dynamiques qui nous rapprochent, en toute humilité, d’une saisie de la réalité, qui nous permettent d’internaliser une partie de la complexité du monde dans notre représentation en construction perpétuelle de celui-ci.
« Il nous faut donc placer notre conscience dans une vaste perspective historique. » C’est exactement ce que j’essaie de dire. Mais bien fin celui qui pourrait prétendre tout comprendre, et c’est un peu le point que j’essayais de faire avec ce petit texte. Pour se mettre en mouvement de compréhension et de conscience, on n’a pas le choix de se tourner vers les autres. Et comme beaucoup d’autres, témoins privilégiés de ce passé duquel nous sommes surgis, nous ont précédés, il y a longtemps que cet effort de pensée a commencé. J’invite seulement à essayer de le poursuivre — bien humblement. Mais c’est un point d’entrée nécessaire pour la suite.Le contexte socio-médiatique où on nous bourre constamment avec une conception du monde simpliste, spectaculaire et puérile qui ravage la capacité de penser de tant de cerveaux pourrait expliquer, peut-être — ajouté à la nécessité que je me suis donnée de faire court — que la tonalité de mon texte soit teinté aux entournures d’une certaine impatience, qui pourrait très bien passer pour de l’arrogance.
-
-